Au-delà de la scène
2014-2016

Avec l’aventure de Théâtre Ispoug, l’artiste semble être allée au bout de sa soif d’art total et de mythologisation. Dans les cinq années qui lui restent à vivre (2014-2019), marquées par le retour exclusif à la peinture, le ton s’apaise et s’allège. Il n’y aura progressivement plus d’univers visuel homogène, ni de narration transversale, ni de développement par séries ; désormais chaque tableau deviendra l’occasion d’un système propre, au moment même où s’impose la pratique répétée, insistante, du grand format. Dans ce temps suspendu, de plus en plus immobile et presque ritualisé, l’artiste va ré-explorer des potentialités formelles antérieures, tout en ouvrant son travail à des sujets nouveaux. Mais une aspiration au silence se fait jour (c’est l’époque aussi où elle détruit ses anciens collages), un désir de disparaître dans le travail de peindre, qui s’affiche dans la répétition, la simplicité, une monumentalité nouvelle.
L’Agneau-vinaigre est peut-être l’ultime aboutissement de sa recherche de peinture-écriture. L’artiste enchaîne de gauche à droite, à la manière d’un texte à lire, une suite d’épisodes significatifs de la Torah, parmi lesquels le sacrifice d’Isaac, les douze tribus d’Israël, l’enfant Moïse abandonné sur le Nil, le buisson ardent, les dix plaies d’Égypte, l’ouverture de la Mer Rouge, la manne dans le désert, le veau d’or, Saül et David, David et Goliath, David et Bethsabée, le temple de Salomon… L’usage exclusif des trois couleurs primaires, les silhouettes codifiées comme un alphabet sur un tableau noir d’école, une narration réduite à son plus élémentaire, en font une sorte de vitrail sans hiérarchie ni profondeur, d’une frontalité toute égyptienne : des hiéroglyphes à prendre à la lettre.
La figure de Leonard Lamb fait également son apparition dans deux peintures contemporaines ayant trait à la Russie : un Voyage à Moscou après un séjour de l’artiste avec son compagnon dans la capitale russe, et La Russie, où le même personnage rêve en lévitation tandis que tourneboulent dans le ciel-océan de pâles églises orthodoxes rehaussées d’or, présences mystérieuses et compagnes de toujours – un clin d’oeil peut-être au tableau Le Nageur (1996), dont il reprend le dispositif.
Le titre de Vider l’étang pour avoir les poissons est un aphorisme du cinéaste Robert Bresson, que Marion Heilmann reprend à son compte au prix d’un contre-sens délibéré : au lieu de désigner un art de l’évidement et de la soustraction, elle y voit un programme « d’idiotie » revendiquée, celui d’en faire trop plutôt que pas assez, l’interdiction du plus court chemin – réaffirmation de son ralliement de toujours à la blakienne « route de l’excès ». Dans ce tableau, les Leonard Lamb ont troqué leur costume noir et blanc pour des vêtements de couleur. Le temps est à la fête ; les monstres sont toujours là, mais paraissent myopes ou frappés de cécité. L’artiste fait ici retour à la prolifération onirique du Songe du Roi (1999), avec ses guirlandes qui serpentent, ses crocodiles, ses algues, ses feuilles et ses fleurs, inscrits désormais dans le format narratif rectangulaire de ses plus récents triptyques. Les longues tentacules noires de la pieuvre s’y débattent comme une inquiétude résiduelle. Dans ce monde compact, enchevêtré, bien et mal semblent coexister de nouveau pacifiquement, portés ici par les pouvoirs de la musique-reine. Au centre, une sphère protège un couple d’amis ou d’amoureux.
La musique occupe également une place centrale dans Dole BWV 721, une commande de la médiathèque du Grand Dole. Le titre fait référence à une pièce de Bach. Comme dans Voix humaine 8′, un orgue est au cœur de l’action – celui, somptueux, de la Collégiale de la ville, ici joué par son titulaire Etienne Baillot (représenté en Leonard Lamb), tandis que la neige tombe magiquement à l’intérieur du bâtiment. Dehors, rivières et affluents (le Doubs et la Clauge) s’enroulent comme de l’encens à travers la forêt de Chaux, jonction indécidable entre l’eau et le feuillage, entre l’évocation du monde naturel et l’engendrement de motifs purement abstraits. L’ambiance est à la nuit, ou celle d’un négatif photographique, avec ces troncs blanchis comme par un flash ou un éclair. Alentour planent, également déracinées, quelques évocations de l’histoire de la ville, introduites comme des documents bruts, avec un effet de collage : des édifices (dont l’Hôtel-Dieu), trois tableaux du Musée des beaux-arts, l’épisode des Hosties miraculeuses de Faverney, ainsi que la silhouette imaginaire du directeur de la Médiathèque de l’époque, Rodolphe Leroy, s’entraînant au tir à l’arc.
Cette organisation spatiale à la fois flottante et documentaire rappelle le tableau L’Intendant Sansho (2000). Il en va de même pour la reconstitution d’un autre « film » ou « événement », l’assassinat jamais vraiment résolu du président Kennedy à Dallas le 22 novembre 1963, tel qu’il fut raconté à l’artiste par un ami proche : dans Conspiration (speaking with Morgan Lemesle) (2015), les trois protagonistes du drame – le président des Etats-Unis, sa femme Jackie Kennedy et le tueur Lee Oswald Harvey, tous « Leonard Lambisés » pour l’occasion – évoluent en apesanteur sur un fond de papier-peint hallucinogène. Comme dans Caute (2008), l’artiste a disposé autour des figures, tels des arma Christi, les instruments et circonstances du meurtre ; mais l’atmosphère est tout autre, sa violence esquivée dans le curieux pantomime posthume de ce ménage à trois, en tension fragile entre l’historique et l’onirique, le gris fantomatique du crayon et la biologie explosive des couleurs, où l’on retrouve ces agrégats d’œil-têtard noir et blanc, cellules proliférantes ou vésicules de varech breton, qui ornaient aussi, en son temps, le manteau de la grande marionnette blanche – encore un écho, assourdi, du spectacle Les Animals.
Pourtant, la page du théâtre est bel et bien tournée. L’artiste cherche à se recentrer sur le pur acte de peindre ; même le rapport au texte et aux mots va se faire bientôt de plus en plus ténu, et le personnage de Leonard Lamb lui-même finir par quitter la scène. Sa dernière apparition est dans le tableau Lambeth (2017). Lambeth est le nom du village, aujourd’hui quartier de Londres, où William Blake (1757-1827), ce poète et graveur anglais qui fut le grand initiateur de l’artiste et sa constante référence, passa une des périodes les plus créatives de son existence au tournant de la Révolution française. La structure narrative du tableau, calquée encore une fois sur le sens de l’écriture (de haut en bas et de gauche à droite), prend ici la forme d’une promenade enchantée de l’artiste avec son compagnon à travers divers épisodes de la vie du poète anglais (parfois amalgamés, comme la rumeur de nudisme « édenique » pratiqué dans leur jardin par le couple Blake et l’irruption chez eux, un autre jour, d’un soldat ivre). On y reconnaît aussi la gravure de Nabuchodonosor, le cottage de Felpham sur la côte du Sussex où les Blake vécurent trois ans, des citations en anglais du poète ou de la Bible, et une rencontre imaginaire avec le cinéaste belge expérimental Boris Lehman (avec qui Marion Heilmann entra en relation en 2016) autour de la projection de son court-métrage Muet comme une carpe (1987), qui retrace le destin d’un poisson pêché, préparé puis servi comme gefilte fisch, plat traditionnel ashkénaze. Comme dans Conspiration, tous ces motifs mélodiques dessinés d’un trait fin menacent d’être noyés sous la basse continue puissamment éruptive et colorée qui surgit du fond du tableau. Le noir et blanc et la polychromie – comme souvent, délibérément contrastés – créent ici une géologie visionnaire faite de masses biomorphes et florales ossifiées, tortueuses vertèbres encadrant le ruissellement psychédélique du récit : un souvenir, peut-être, de ces liquides oasis laissées sur la côte bretonne à marée basse, où algues, étoiles de mer, eau grasse et anémones brillent de mille couleurs dans les anfractuosités de la roche.
Les tableaux qui suivent marquent un infléchissement vers plus de mutisme et d’austérité. Si The Only way in is out se propose encore de raconter en 389 épisodes l’Ancien Testament depuis la création d’Adam (au centre du tableau), Mathématiques et L’Armure congédient toute narration. Le titre du premier détourne une phrase d’inspiration transcendentaliste proférée par un personnage du film Knight of cups (2015) de Terrence Malick : « The only way out is in » (« la seule issue est à l’intérieur de soi ») : inversant le sens de la phrase et récusant son spiritualisme, l’œuvre de Marion Heilmann défend, au contraire, l’extériorisation active comme seule façon de se retrouver, l’humble tâche d’exploser au dehors et de se multiplier dans la matière, sur le modèle de la genèse divine et de la lignée d’Abraham.
Mathématiques adopte la même structure concentrique, celle d’un œil-image obsessionnel, qui vous regarde ou vous aspire dans son expansion infinie (motif réemployé dans d’autres peintures de ces années-là, comme L’Oeil de Beethoven). Mais la réitération métronomique de l’arbre (figure récurrente chez l’artiste), adoucie par les irrégularités tremblantes de la main, lui donne un air de fresque orientale ornant quelque synagogue ou église des premiers siècles. L’Armure, dans la même veine patiente et répétitive, reprend un motif de dentelle qui avait servi dans le tableau L’Enfer, comme pour signifier que le délicat tissu manuel du travail pictural est la seule cotte de maille que puisse revêtir l’artiste face aux impacts de balle bleu-blanc-rouge (mais le message perd en dureté quand on sait que ces ronds lui furent inspirés par les boules de couleur aperçues depuis l’autoroute sur les lignes de haute tension à l’entrée de Paris, qui la ravissaient comme des notes de musique aériennes, une constellation à la Miro : avant tout, une féerie visuelle).
Le dernier triptyque reflète ces années de graduel repli durant lesquelles l’artiste ne quitte presque plus Chalmessin. Son titre d’ensemble est Le Point d’ancre. Tout en récapitulant les diverses manières du peintre, il ne ressasse plus aucun passé, mais chante au contraire les ancrages désirables de l’existence présente : le lien étroit aux lieux et aux amis, l’amour, le feu inextinguible du corps et du sexe. Vervessy, sous-titré Apologie du gorille, est né de l’invention d’un toponyme fantaisiste par un ami vivant à Tokyo (d’où les personnages à peau jaune et à cheveux noirs). L’artiste y a projeté tout ce qui lui passait par la tête, chronique d’un lieu imaginaire dans lequel erre la géante silhouette cosmique de son compagnon, représenté ici sous la fourrure d’un déguisement de gorille – une sorte de contre-image du crâne rasé de Leonard Lamb. Dans le volet suivant, l’artiste s’est représentée elle-même aux côtés de son compagnon, ainsi que d’Anne-Cécile, Maxime et Héloïse Dury, famille de voisins et d’amis à laquelle elle était alors très attachée. L’hyperréalisme massif des têtes posés sur des corps sans substance, que l’on dirait tracés comiquement à la craie, semble défier les lois de la pesanteur, créant au sein de l’image une intimité à la fois ultra-référentielle et dépouillée de toute chair, étouffante nuit d’outre-tombe où suspendre les présences (l’artiste disait chercher, au moyen de la peinture, à transformer la vie en « souvenir »). Son titre, Et dans mon flou délire je vois, provient de la dernière strophe d’un poème d’Ossip Mandelstam (1908), qui se lit (traduction H. Abril) : « Je m’élançais au lointain jardin / Sur une balançoire de bois, / Et dans mon flou délire je vois / Toujours les hauts et sombres sapins. » Le dernier volet, enfin, revisite un motif courant dans l’architecture romane et les icônes byzantines, celui de la « mandorle », béance en forme d’amande où l’on a coutume d’inscrire le Christ, la Vierge Marie ou les saints. Il est assimilé ici à l’intérieur d’une vulve débordant de scènes orgiaques – sans que l’on sache vraiment si l’austère franchise de la facture, aux tons de poterie grecque, rend compte d’une puissance de vie immémoriale ou des feux douloureux de l’enfer, si elle relève d’une pulsion sacrilège ou d’un humour tranquillement païen.
Le Lac sera le dernier tableau achevé de Marion Heilmann (Leonard Lamb) avant sa mort volontaire en juillet 2019. Il fait retour à ce noir et blanc qu’elle aimait tant, notamment la combinaison inhabituelle de l’encre et du crayon. C’est sans doute son tableau le plus insondable, le plus statique. Le morcellement de soi, toujours synonyme chez elle d’angoisse, est exposé ici comme une énigme, un langage à l’arrêt, magnifié dans une nuit translucide et sans drame. On dirait que l’expérience de vivre et de peindre a été réduite à ses ultimes composants, clairs fragments sans espoir de jonction ou de synthèse finale, de réconciliation syntaxique. Que nous reste-t-il ? Un œil pour voir, une main pour faire, une oreille qui écoute ; un pied pour marcher, alors que la terre s’est dérobée ; une bouche qui ne nous explique rien ; une chaîne qui a cessé de retenir ou qui continue à opprimer ; au centre, enfin, le regard doux d’un renard comme seul point de fuite, la fourrure d’un ange muet qui attendrait son heure. Et partout alentour, interminable, la pulsation poudreuse de l’infini.