Langages et lignées
1999-2003

Le retour de l’artiste en Bretagne (Lorient, puis la région de Brest – avant une installation en Bourgogne à partir de 2001) la confronte à ses racines. Au milieu de la Carte du monde qui rassemble quelques lieux de prédilection plus ou moins rêvés (les lacs et montagnes du Lake District, le Japon encore inconnu, Venise, et même un Centre Pompidou particulièrement tubulaire), une grande île fictive se détache en face d’Ouessant et de Molène : c’est la maison familiale tant aimée de Parc-an-Coat, avec son parc-jardin de style anglais au bord du fleuve l’Élorn, vert paradis d’enfance à l’ombre d’une grand-mère dominatrice et détestée. Dans un autre tableau de l’époque, la même maison peinte par l’artiste comme un souvenir d’or et de fête se voit, quelques temps plus tard, barrée d’une croix rouge, signant l’ambivalence du lieu et un sentiment d’expulsion. Dans les peintures et décors ultérieurs, la maison sera symbolisée par l’image récurrente d’une tour fermée, menaçante, en damier noir et blanc. Quelque chose s’insinue ici dans l’onirisme spontané de l’artiste, une référence plus douloureuse à l’histoire particulière, à l’autobiographie : la pression d’un caillou logé dans la chaussure de l’image, qui la tourmente et l’oblige à dire vrai.
C’est aussi une période de remise à zéro et d’expérimentation, durant laquelle Marion Heilmann regarde beaucoup de chorégraphie contemporaine, de théâtre, de cinéma. Elle renoue avec une approche plus véhémente et matiériste (le Bateau de 2000), tout en explorant les possibilités, nouvelles pour elle, du collage (œuvres qu’elle détruira en grande partie quinze ans plus tard). Avec le collage, les mots font irruption dans sa peinture, renforçant l’ambition à la fois de raconter des histoires et de dire le fond de sa pensée. Un tableau de cette époque topographie d’un trait liquide et monochrome le film L’Intendant Sansho (1954) de Kenji Mizoguchi : au lieu de s’imbriquer comme les cases d’une bande-dessinée, les scènes flottent hors de toute logique temporelle, caressant l’enceinte hérissée de piques où le cruel intendant parque ses esclaves – autre forme de carte, autre persécution. Les écriteaux noirs légendant l’image deviendront une signature de son travail, évoquant aussi bien l’atmosphère contraignante/sécurisante du tableau noir des salles d’école, que les cartons enchanteurs d’un film muet.
Peinture et spectacle commencent d’ailleurs à s’entre-féconder. Un irrésistible besoin de faire sortir ses personnages du cadre de l’image conduit bientôt l’artiste à échafauder des projets de films (Jonas, Léda et le Cygne…), dont il reste certains découpages plan par plan, aux cases soigneusement peintes (notamment un scénario à partir du livre de l’Apocalypse et La Vie d’Alexandre, qui n’ont jamais été filmés). À l’écrit, elle théorise son art sous le nom de « Théâtre de la Non-Brillance ». Les petites marionnettes à la Paul Klee de sa période parisienne et australienne cèdent la place à des masques, costumes et décors pour un théâtre en chair et en os. En 2000, enrôlant ses frères et sœurs, elle tourne en super-8 le petit film artisanal Le Dictionnaire des expressions. Cinq formules de la langue française (être comme un poisson dans l’eau, mâcher la besogne à quelqu’un, hurler à la mort, mettre du beurre dans les épinards et raser les murs) y servent de prétexte à des visions-rituels hautes en couleur, où se mêlent anges et monstres, humour et violence, exécutées sur un rythme de cinéma muet. Ni allégoriques ni ironiques, ces cinq « enluminures » s’amusent – sans le moindre second degré – avec la littéralité des mots, que magnétise l’imagination. La bande-son composée à partir de bruitages constitue, aux dires de l’artiste, le « squelette » du film autant que « ses cheveux et ses ongles ». L’ensemble mot-image-son est conçu comme un poème total primaire, une percutante chorégraphie.
(Le film est visible ici : LIEN)
La Postérité d’Abraham (2003), une série de bas-reliefs confectionnés dans l’esprit de Bernard Palissy, exploite, elle aussi, ces deux nouvelles veines : l’excroissance de l’image hors du cadre, et le mariage de la peinture aux mots. L’artiste, attirée depuis toujours par la rudesse et le pathétique de l’Ancien Testament, s’intéresse alors avec ferveur à la religion juive (sans être juive elle-même). Ici, les tribulations d’Abraham et de ses descendant dans la Genèse, histoires de famille traversées de passions franches et d’un permanent face-à-face avec Dieu, sont incarnées par de frustes poupées d’aluminium peintes escaladant les sommets abrupts de la langue biblique. Sous sa simplicité enfantine et sa tendresse sans bornes, cette rencontre avec le texte sacré atteste à quel point, chez l’artiste, le fond du tableau est avant tout un espace mental.
C’est enfin le moment où s’invente le personnage de « Leonard Lamb », reconnaissable à son pantalon à damier, à ses yeux généralement clos et à son crâne chauve – ou plutôt rasé, comme insistait l’artiste, pour suggérer la trace de l’Histoire (les camps d’extermination). À mesure que l’obsession de la barbarie nazie – et plus tard, de la condition animale – jettera une ombre grandissante sur l’œuvre de Marion Heilmann, l’image sera de plus en plus pour elle une manière de parler à la face des bourreaux sans céder à leur langage.