Leonard Lamb face à l’histoire
2004-2009Malgré l’achat d’une maison en 2002 à Chalmessin, petit village au sud de la Haute-Marne auquel l’artiste restera très attachée, les années 2004-2009 voient s’accroître les tensions internes à l’œuvre et se produire sur un plan chromatique autant que psychique une véritable plongée dans le noir. Pendant sept ans, elle cesse d’exposer. Très affectée par la mort de son père en février 2004, et de plus en plus hantée par la Shoah, elle entame un ambitieux triptyque à l’encre de Chine (2004-2005), œuvre « résurrectionnelle » d’une intériorité austère, la seule qu’elle gardera accrochée aux murs de sa chambre-atelier. L’étrange silhouette de l’ensemble – un moyen format, suivi de deux rectangles en forme de wagons – était censée évoquer les trains de la mort sillonnant l’Europe nazie. 

Le premier volet, Jour de Cristal / La Résurrection des Juifs, est un kaléidoscope de scènes bibliques enchevêtrées. Autour du prophète Ézéchiel marchant au milieu d’ossements auxquels Dieu s’apprête à redonner vie, on peut « lire » en partant du haut à gauche, et dans le sens des aiguilles d’une montre : Samson détruisant le temple des Philistins ; les « quatre vivants » ailés (première vision d’Ézéchiel) ; Ézéchiel avalant le Livre (à côté d’un joueur de Chofar) ; l’échelle de Jacob (près du « bris du verre », épisode crucial du mariage juif, et d’un groupe de musiciens klezmer) ; Jonas boudant sous le ricin ; l’ivresse de Noé ; les grenouilles (deuxième plaie d’Égypte) ; Ruth couchée aux pieds de Booz ; Isaac et Rebecca enlacés ; Job frappé de maladie ; et enfin Absalom, en fuite sur son mulet, se prenant les cheveux dans les branches d’un térébinthe. Sous forme d’explosion gelée, c’est le temps du Livre, une victoire sur l’histoire, la résurrection d’une mémoire redevenue haleine et vie dans la froideur de la nuit étoilée.
Le second volet, Voix humaine 8′ (un jeu d’orgue), est une sorte d’oratorio pour les yeux, au contenu autobiographique. Parsemé de citations diverses et de textes écrits par l’artiste, le tableau exalte les lieux de l’enfance en une cahoteuse scène d’apocalypse. À gauche, dans le temple protestant de Brest, Jean-Sébastien Bach joue le prélude Wenn wir in höchsten Nöten sein, renversant la tour familiale et attirant à lui un jaillissement de figures aimées (Joyce, Abraham, la poupée de Bellmer, Eugène Leroy et d’autres). Au même moment, s’élance en bas de l’image une régate drolatique et angoissée, qui traverse le fleuve Élorn (associé dans la tête de l’artiste au fleuve biblique du Kébar) et s’échoue sur l’autre rive, là où le poète William Blake rêve assis sur le toit de la chapelle Saint-Jean, non loin de Plougastel. Le petit personnage macrocéphale et mélancolique (« Mirto »), est une auto-représentation de l’artiste, qui réapparaît dans le volet suivant.
Le troisième volet, Protect me / Ich habe genug, dit l’aspiration à une joie d’outre-monde, où plantes, animaux, artistes célèbres – toutes présences chères et protectrices, mais passées par la cendre du crayon – s’entrelacent en apesanteur dans un temps suspendu. C’est une valse où va et vient, comme un banc de poissons, une multitude de petits Leonard Lamb anonymes. De gauche à droite se succèdent les visages de Joyce, Raymond Roussel, Bach, Beethoven, Stanley Spencer, Jean Olivier Hucleux, William Blake, Richard Lindner, Emily Dickinson, Robert Walser, Schumann et Strindberg. Ich habe genug (« Je suis comblé ») est le titre d’une cantate de Bach.
À partir du triptyque et dans la plupart des œuvres qui suivent, le style de l’artiste se linéarise et se codifie, formant à la fois un langage propre (blanc sur noir) et une mythologie privée. La figure omniprésente de Leonard Lamb, dont l’artiste finit par endosser le nom, en est la pièce maîtresse : à la fois individuelle et sans identité, place vide et figure compensatrice, elle joue tous les rôles – tantôt héros de l’art ou de la Bible, tantôt peuple des victimes de l’Histoire, tour à tour ange, bourreau, fantôme ou foule, c’est avant tout une projection polyvalente de l’artiste aux prises avec l’anxiété de l’innocence et les déchirements de la vie. Son nom même est travaillé par la contradiction, leo signifiant « lion » en latin, et lamb, en anglais, « agneau ».
Haine/amour, lumière/ténèbres, s’empoignent et se déchirent, imbriqués l’un dans l’autre comme le décor en damier de la tour familiale. Vers la même époque, l’artiste construit une version à taille humaine de cette tour, ouverte sur un côté, dont elle tapisse l’envers de dessins, de collages et de citations (Montaigne, Blake, Bernanos, Mandelstam…), à la fois prison fortifiée et lieu de résistance – à l’image d’une œuvre où bien et mal se nourrissent et cohabitent en éternelle opposition. Quant à la série des Vichysto-résistants (2009), elle renvoie au titre d’un livre d’histoire paru en 2008, consacré à ces héros de la Résistance qui ont commencé par servir Pétain. Balayant toute leçon sur la complexité des engagements historiques, l’artiste en fait le nom de la sempiternelle domination des tièdes, motif de douleur et d’impuissance. Oeuvres extrémistes, nues, désespérées (dans la dernière encre, la corde est le seul horizon), elles forment aussi un important laboratoire formel où l’artiste rejoue le vocabulaire familier de la tour en damier, des cygnes de l’Élorn, des os, des chaînes ou du morcellement des corps, tout en élaborant des stratégies visuelles qu’elles développera dans ses encres abstraites ultérieures, à la violence plus ouatée.
Mais le point culminant de cette période est certainement son grand format Caute (2006-2008). Confondu régulièrement avec un collage, cet imposant panneau à l’huile a été peint durant deux années avec la patience d’un primitif flamand, le traitement hyper-réaliste et le travail d’après photocopie accentuant curieusement la raideur quasi-gothique. Ce retable sans rédemption expose un des topoï persistants de l’artiste, l’indissoluble nœud de l’horreur et de la beauté. Il se veut, en effet, un avertissement autant qu’un drame : le titre latin (prononcé « kaouté ») signifie « prends garde, sois prudent » ; c’était la devise du philosophe Spinoza, qu’illustrait l’image d’une rose à double visage, à la fois belle et blessante (« espinosa » dérive du mot « épine »). Ici, l’on voit le compositeur Gustav Mahler traverser la nuit une rose à la main, portant sur son dos le mouton de l’innocence et de l’extase, comme pour signifier la puissance consolatrice ou rédemptrice de la musique. Autour de lui, se déploient des évocations de souffrance, marteau, couteau, corde, fragments de membres, sur le modèle des arma Christi, instruments de la Passion qui entouraient Jésus dans de nombreuses représentations médiévales ou renaissantes (l’inspiration principale de Caute fut le retable de Boulbon au Louvre). La structure de l’espace est religieuse, avec une étroite bande céleste remplie d’anges, d’églises, de fleurs et d’oiseaux, et le noir immense d’un sol manquant, imminent risque de chute. En bas, l’artiste s’est représentée elle-même attaquée par un poisson-monstre, contrainte de laisser glisser dans le vide sa platée de viscères (le corps) pour garder debout la précaire ménorah (l’esprit). À ses côtés, elle a peint son compagnon dévêtu, suspendu en tête-à-tête avec une hermine, emblème de pureté. Parmi les bâtiments représentés en haut se trouvent (de gauche à droite) : la cathédrale de l’Annonciation du Kremlin, Saint-Pierre d’Angoulême, le Palazzo Publico de Sienne, le Baptistère de Florence, la basilique Saint-François d’Assise, l’église Sainte-Marie-aux-Dames de Saintes, la chartreuse de Pavie, la basilique Sainte-Marie Majeur de Rome, la collégiale Notre-Dame-la-Grande de Poitiers, l’église Saint-Germain de Pleyben et l’enclos paroissial de Saint-Thégonnec.