Textes de Marion Heilmann
2000-2019

Ci-dessous, un petit choix d’écrits, classée par ordre chronologique.

Marion Heilmann a laissé un nombre important de textes, qui n’étaient pas destinés à la publication : quelques poèmes (début des années 2000), divers manifestes dans lesquels elle articulait sa démarche et sa vision (« Pour un théâtre de la non-brillance », ou encore « Le Théâtre noir ») et surtout l’important « Cahier rouge » qu’elle a tenu de novembre 1999 à décembre 2006 et où, d’une écriture fiévreuse et compacte, toujours datée, séparée par des barres obliques (/ ou //), elle consignait citations, événements marquants, impressions de lectrice (Brontë, Tchekhov, Thomas Mann…) ou analyses de cinéphile (Mizoguchi, Max Linder…), réflexions sur la peinture ou rêveries autour de ses propres oeuvres, ainsi que de très nombreux aphorismes, notations intimes et cris du cœur, parfois zébrés d’angoisse et de violence, qui retracent sa brûlante aventure intérieure. Il y est surtout question d’art, de morale, de religion, de l’horreur de vivre et du permanent dialogue avec ce Dieu opaque, notre « ombre » plus grande que nous. Certaines formules furent retranscrites dans les années suivantes sous forme d’écriteaux noirs.
Après 2006, son rapport au langage s’est distendu et s’est même renversé dans les deux dernières années de sa vie en aspiration au silence, période où elle détruisit malheureusement certains collages à texte et ne laissa plus que de rares notes éparses sur des post-its ou dans son agenda, ou des remarques orales restées dans la mémoire des proches.

2000

La terre ferme n’existe pas, sauf dans la mort, le néant et peut être dans l’art.

Le mouton
[poème, 2000]

Foi de bélier
nul autre ailleurs.
Son essence seule est sa substance
Ni les podiums dorés ni les escaliers
mais la frange verte étendue
sous ses pieds.

Celui qui se protège craint pour son corps et craint la mort. Il protège son moi. Celui qui se défend, défend la vérité et s’expose ; il ne craint pas pour son moi.

[Texte d’un collage, Lorient, circa 1999-2000 (détruit vers 2018)]

La terre pour l’homme n’est pas l’eau du poisson. Comment ne pas se blottir ? L’air est brûlant : on ne donne et reçoit qu’à demi. Qui se donne à l’univers ? Le monde est fracassé. L’essence du monde est d’être fracassé. Il offre des couteaux tranchants, des rifts, des vides, des actions débraillées. Où s’est enfuie la graisse que l’on promet ? Car il ne reste de graisse qu’à l’intérieur de l’homme. Qui accepte de respirer des piquants ? Qui est celui qui a du courage ? Le philosophe ne joue-t-il pas la comédie ? Puisqu’il a compris. Qui veut ressembler aux acteurs ? Ces demi-hommes. Qui accepte cette tricherie ? Tout homme mentalement bien portant est un roi. Il nage à sa guise et coule au bout du champ.

 


2001

La brillance de l’homme : son état lorsqu’il est à sec, hors de l’eau. Il ne risque plus rien. Il tourne le dos à Dieu, à la philosophie. Boude l’immuable. Matérialisme. Man sulks without knowing. // On ne doit pas créer n’importe où. On doit créer dans la philosophie. On doit créer avec Dieu ou dans les bras de Dieu. Importance de la phrase de Pascal : « Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison ». Exclure la raison : vivre dans la brillance, vivre entre hommes, sans Dieu (exemple : les peintres qui sont trop peintres, etc. – bref, tous ceux qui vivent en ayant perdu leur jumeau). N’admettre que la raison : se prendre pour Dieu, ne pas utiliser les bras de Dieu comme réceptacle ou objet de communication. Créer, ce n’est pas témoigner de la vie, mais c’est témoigner de Dieu.

Qu’est-ce que la non-brillance ? C’est la crédulité consciente.

2002

Joyeux. Je suis joyeux. Je suis un pavot enraciné qui respire par la terre. Mes tiges et mes fleurs volettent au-dessus de moi, plus légères que ma racine. Dans la terre je suis figé, je suis ferme et protégé. En l’air, je ploie, j’ai froid, j’ai chaud, on me marche dessus, je respire le vent, le soleil ; je murmure à ma racine ce que je vois autour de moi.
Je ne comprend aucune distinction entre la joie et le malheur. Le malheur c’est la joie, la joie c’est le malheur. L’horreur c’est la beauté, la beauté, c’est l’horreur. La belle tête de cheval ; entrez donc dans sa bouche et vous verrez.
La vie n’est pas triable, pas classable. Ni même la mort. Qui sait ce qui nous attend ? La joie et le malheur sont mélangés, on ne peut séparer l’un de l’autre. Comme l’œil droit et l’œil gauche, ils exécutent la même chorégraphie et ne peuvent danser l’un après l’autre. Je suis léger et pesant au même moment et pour toujours. Je suis gai et triste, au même moment, et pour toujours. Je suis laid et beau, au même moment, et pour toujours. Dieu le veuille ainsi.
Seigneur! C’est incompréhensible, je ne suis pas né, je suis tombé. Je ne comprends ni notre début ni notre fin.
Les arbres et les animaux nous méprisent-ils ? Je les entends se plaindre eux aussi. Ils souffrent et soufflent comme nous.
Trente ans. J’ai trente ans. J’éclate de peine et de joie. Je sens une force pour construire tout le jour, dans le ciel liquide – c’est là le seul terrain sur lequel on m’ait permis de labourer.
Être un arbre, est-il un don, parce qu’il a poussé plus haut que l’herbe ? – Non. La joie suprême est une glaciation, un arrêt. On arrête de nager, on pleure, on fait la planche, dans l’eau.

Je refuse de « jouer le jeu ». Je peins parce que je refuse de vivre. La répétition fait vivre ; elle calme l’angoisse de vivre. La répétition est un balancement d’avant en arrière, d’arrière en avant. Toucher son oreille. Frises infinies. Détails dans le détail. La langue dans le palais, d’avant en arrière.

2003

La beauté n’est pas visuelle. Seul l’éclat mental m’intéresse. Le vrai éclat physique réside dans la fadeur.

Je ne crois pas à l’être pour l’être, je crois à la discipline pour l’être, l’activité pour l’être.

On dit : « lorsqu’on meurt, le corps reste, l’âme monte au ciel ». Chez l’artiste, le corps monte, l’âme reste sur terre.

2004

À Camfrout, en pleine tempête, l’ancre a lâché. J’ai dérivé. Comme la mort, on ne sait d’où vient la pluie. Le cadavre, le soleil et la pluie sont une même chose. D’où viennent-ils ? La vie est un grand délire jusqu’à la poudre des cendres. Quelque chose a lâché, près de l’eau. Hâte que les morts se désintègrent.

Fuir l’intellectualisme qui rend « clair ». Seul l’obscur m’importe, qui rend réel.

Le chrétien pense qu’il combat contre lui-même alors qu’il combat contre Dieu. C’est insulter Dieu que de reprendre et diriger sa nature. Dieu n’est pas moral. Dieu est nous-même et l’ombre de nous-même.

Je ne rêve pas, je me concentre. Vivre, c’est rêver. Peindre, c’est se concentrer. Rêver c’est l’étalement, se concentrer c’est le rassemblement. Rêver c’est l’idée, peindre c’est l’ACTION.

2005

Lire / travailler = regarder un ballet / danser le ballet.
Lire = hors-champ / travailler = chant.

Tu me retournes. Je vois flotter tes jambes. Le ciel noir m’aspire. Les plantes devant, qui vont basculer. Les têtes grises savent qu’elles y sont destinées. Le dernier regard de l’adieu. Abschied. Le noir spirale engloutissant. Tes jambes volent, piernas. Ta tête vole toute seule devant le noir. Je ne peux rien toucher. Abschied. Le désastre c’est l’éparpillement, je ne pourrai jamais tout rassembler. L’histoire du vertige, l’histoire du mouvement. En finir : attraper ce noir. Achever le rôdeur. Les miniatures de la vie harcelantes. Les têtes, les plantes tentaculaires. Le mouvement accablant tentaculaire. La démentielle vie hydre. Jamais le plus austère et autoritaire regard ne calmera la vie des plantes. Le fond noir est le héros aspirateur.

Marion Hache / Marion Ash.

L’Angleterre, le judaïsme : l’un chuchote dans l’ombre, l’autre crie au soleil.

Bach : depuis la terre les bruits du ciel / Mahler : depuis le ciel les bruits de la terre.

Je regrette qu’on ne puisse pas vivre avec des girafes, comme on vit avec certains chats. Elle entre sur le plancher de la maison. Je la caresse, le long des dessins. Ses sabots sur le sol bleu.

2006

La liberté, c’est d’avoir un but et l’atteindre. Ce n’est pas avoir des idées libres.

 


Après 2010

[Extrait de Le Théâtre noir, vers 2010-2015]

Qui sont les animals ?
Les animals sont les victimes, au moment du cirque. Il pourraient devenir agresseurs à tout moment.
Le cirque, c’est l’insoutenable. C’est l’événement total, la vie à son plus fort. Et pourtant, au cœur même de l’horreur, les mouvements sont beaux, les couleurs enivrantes, les bruits excitants. Un être n’est jamais monstrueux totalement, ni beau totalement. Il est le mélange et l’ondulation parfaite entre le monstrueux et l’ange, et cette ondulation dépasse toute moralité.

La courbe et la répétition
La ligne est courbe. La courbe console de l’immensité. La répétition est une bouée de sauvetage dans l’immensité. La répétition trace un sillon dans le brouillard. L’ellipse répétée rassure, apaise, excite. Se sentir encerclé par l’ellipse et par le détail. Le détail comme les feuilles des arbres, sensation d’incernable. Le détail prolixe se répand comme une mer, un ciel.

Le scintillement
Les couleurs sont brillantes, jamais mates. Le brillant, c’est l’artificiel. Le mat, le naturel. Les couleurs sont vernies pour ressembler au soleil et aux fleurs. Les couleurs sont des dieux, car elles sont inventées, donc artificielles. Le naturel n’a pas été inventé, il est vivant, l’immensité vivante, floue. Le théâtre artificiel, les couleurs et le scintillement sont des mort-vivants, un concentré de vie, un souvenir présent.

(…)
La raideur, l’exagération
La raideur pour tourner le dos à la vie naturelle. La raideur et l’exagération. Bayeux, le Moyen âge, l’Egypte, la Mésopotamie, Blake. L’exagération pour chevaucher l’énergie, pour ne pas laisser l’ennui entrer. La raideur pour ne pas séduire, ne pas plaire. L’exagération pour créer sa propre exactitude.

2012

La lumière diffuse n’est qu’intermédiaire. La vraie lumière est limitée, anguleuse.

2015

Dimanche 12 avril deux mille quinze / fin tableau l’assassinat de Kennedy / Conspiration (in memory of M.L.) / 301 heures / des pastilles plates colorées / le sang des carnivores / des pastilles de goudron / pastilles de réglisse / les yeux dans le sang / les œufs de têtard / le gris des fantômes / de la cendre / la chaîne / rien ne s’interrompt / le violet de l’anonymat / midi et demi à Dallas City / la mort des inconnus / une page people / la chaîne relie tout, elle est dorée /

2017

[Extraits d’un questionnaire :]

Pourquoi peignez-vous ?
Je peins pour fuir le palais de mon père.
Je peins pour rendre le monde fixe.
Je peins pour me tuer dans la musique.
Je peins pour voir Beethoven.
Je peins pour être entourée d’eau.
Je peins pour être dans les flocons.
Je peins pour tuer le passé et le futur.

Qu’attendez-vous de la peinture ?
Le carnaval et le sexe.

Qu’est-ce que la peinture ?
Il n’y a pas d’air. C’est lunaire. Silence, froid.

(…)

Quelle est la situation du peintre dans la société ?
Un ensemble vide.

La peinture d’aujourd’hui a-t-elle un rapport avec la religion ?
Le mot « aujourd’hui » n’existe pas dans l’art.
L’art est religion.

[Sans date, mais récent]

Lorsque je peins, je creuse ma tombe. [propos rapporté]

A quoi bon cracher sur l’époque, il faut se situer dans l’époque.

Ma route est illuminée de bonheur.

L’Ouest, c’est la racine ; l’Est, c’est la cime. (Bretagne / famille ; Russie / vie)

Ma différence d’avec les gnostiques : le mal c’est la faute, et non l’homme tout entier, l’univers, la matière, la chair, la pensée, la terre, l’espace où nous vivons. – Pour moi, le repentir sauve l’homme. – Il n’y a pas de faux Dieu.

2018

Le noir qui encadre mes personnages, c’est pour montrer qu’ils sont là par ineptie ou par miracle, une apparition. Le fond noir, c’est une lumière d’en-haut. [propos rapporté]

2019

Il faut tout faire de gaieté de coeur. [propos rapporté]